Elle incarne l’un des visages qui luttent contre la fast-fashion. À 36 ans, Julia Faure, diplômée d’AgroParisTech, a créé sa propre marque de vêtements aux côtés de Guillaume Declair. Avec Loom, l’entrepreneure compte bien produire moins, mais mieux. Sans pub ni promotions artificielles, qui servent simplement à « nous faire acheter un tas d’objets, de vêtements en l’occurrence, dont nous n’avons pas besoin », défend-elle.
Pas question de pointer du doigt les consommateurs pour Julia Faure, tant de Français modestes font déjà face à leurs combats du quotidien, dont avoir un toit et bien manger. Les entreprises, en revanche, ont leur rôle à jouer, avec un devoir de réaligner intérêts économiques et intérêt commun. Les politiques aussi doivent avoir le courage de changer les règles du jeu pour ne pas infliger aux entreprises françaises une situation de concurrence déloyale avec les enseignes étrangères coutumières de fast-fashion.
Arrivée à la seconde place du top 35 des « jeunes leaders positifs » 2023, Julia Faure est un espoir au milieu d’incertitudes sociales et environnementales. Entretien
Comment s’est déclenché votre engagement écologique ? Y a-t-il eu un déclic particulier ?
Mon engagement n’est pas venu du jour au lendemain, il est davantage le fruit d’une accumulation de choses. La première pierre a sans doute été le film documentaire de Davis Guggenheim, An Inconvenient Truth (Une vérité qui dérange, en français), sorti en 2006. J’ai pris conscience des conséquences du changement climatique, ce documentaire m’a marquée. Et puis il y a eu aussi le drame du Rana Plaza, ce bâtiment de neuf étages qui s’est effondré en 2013, la catastrophe la plus meurtrière dans l’industrie du textile (1 138 personnes ont perdu la vie et plus de 2 000 autres ont été blessées). Tout cela a éveillé chez moi une conscience écologique et sociale.
En 2016, vous cofondez Loom, une marque de prêt-à-porter qui contribue à rendre l’industrie du textile moins polluante.
Je suis ingénieure, et Guillaume (Declair) est diplômé d’une école de commerce. Une belle complémentarité pour créer une marque de vêtements… de bonne qualité ! C’était cela notre objectif : produire des vêtements qui durent, que l’on ne doit pas racheter après le premier lavage. On a commencé très modestement, dans une buanderie, à tester les vêtements que l’on produisait, d’un point de vue très technique donc. On les soumettait par exemple à l’épreuve de la machine à laver. Nos vêtements sont fabriqués en France et au Portugal, un pays qui témoigne d’une industrie textile encore capable de produire des pièces de qualité.
Loom a cette particularité de ne jamais proposer de rabais, de soldes. Pourquoi cette décision ?
On ne jette pas nos vêtements car ils sont abîmés, mais parce que l’on en rachète d’autres. Et l’on en rachète notamment parce que les enseignes de fast-fashion nous poussent à une surconsommation, aidée par des offres a priori alléchantes. Des promotions diverses et variées, les soldes, le Black Friday… Les périodes où l’on peut soi-disant faire de bonnes affaires se sont multipliées.
Les promos, voilà une manière de nous faire acheter un tas d’objets, de vêtements en l’occurrence, dont nous n’avons pas besoin. Sans compter que le plus souvent ce sont des arnaques, des prix gonflés avant d’être réduits… Ce sont de fausses bonnes affaires.
Chez Loom donc, pas de soldes ni de promotions. Pas de publicité non plus. Moins on achète de vêtements, et plus on sera contents ! Produire moins mais mieux.
L’entreprise, en décalage avec l’époque, s’en sort-elle ?
Loom a réalisé un chiffre d’affaires de 3,5 millions d’euros en 2023, et cette année ce sera plutôt autour de 5 millions. Dégager du chiffre d’affaires sans rogner sur ses convictions, c’est possible. Cinq salariés travaillent pour Loom au bureau, et trois s’occupent de notre boutique, située à Paris. Au départ, notre marque ne proposait que des couleurs standards : blanc, noir, gris — ce que la plupart des gens portent en réalité. Puis on a étendu notre gamme de vêtements avec des couleurs, dirons-nous, moins ternes.

Croissance et écologie peuvent donc aller de pair, n’est-ce pas tout l’enjeu du Mouvement Impact France, lequel vous co-présidez avec Pascal Demurger (MAIF) depuis 2023 ?
Réaligner les intérêts économiques des entreprises avec l’intérêt commun, voilà ce pourquoi on se bat avec le MIF (Mouvement Impact France). Au total, le MIF représente plus de 15 000 entreprises de secteurs et régions variés qui innovent pour l’économie de demain. Et ce sans idéologie particulière. Aujourd’hui encore, il existe une prime au vice, c’est-à-dire qu’il y a un avantage compétitif à mal faire. Le nerf de la guerre dans le business, c’est payer moins cher pour produire, ou vendre en très grande quantité. Dans les deux cas, cela revient à polluer énormément. Il est donc essentiel de changer les règles du jeu, en finir avec cette prime au vice qui, au passage, entraîne les catastrophes naturelles que l’on connaît et détruit le terreau sur lequel les entrepreneurs se développent. On ne compte plus les agriculteurs qui voient leur activité complètement chamboulée en raison du dérèglement climatique. Les entreprises que l’on accompagne contribuent à l’intérêt général.
Quel serait le meilleur moyen de convaincre tous les citoyens de s’engager pour la planète ?
Si j’avais la réponse… Ce qui compte, c’est d’être toujours plus nombreux, chacun à son échelle, à convaincre d’une réaction rapide pour lutter contre le dérèglement climatique. Moi, c’est par l’entreprise. Je ne sais pas si c’est LA façon de faire, mais c’est la mienne. Je le redis, la question écologique n’est pas une question comme les autres. Tout simplement parce qu’il n’y a pas de retour en arrière. On ne parle pas d’un changement de gouvernement, mais des conditions d’habitabilité de la planète, donc de la survie de l’humanité.
J’aimerais insister sur une chose : je crois qu’il n’est pas très utile de pointer du doigt les consommateurs. Certains font face à des choix impossibles. Déjà, nombre de Français modestes essaient tant bien que mal de joindre les deux bouts, et peinent à payer leur loyer, leurs factures, manger sainement voire manger tout court. On attend beaucoup en revanche des politiques publiques. Le low cost ou la fast-fashion, qui émanent d’enseignes étrangères, nuisent à nos entreprises, notre emploi, et dopent notre taux de chômage. Et les travailleurs les plus pauvres sont évidemment les plus touchés.
Qu’en est-il de la loi anti fast-fashion votée à l’Assemblée nationale ?
On attend toujours la réponse du Sénat. (Votée à l’unanimité au mois de mars 2024, la loi qui encadre les pratiques de fast-fashion devait passer au Sénat en procédure accélérée quelques semaines plus tard. Huit mois après et alors que le Black Friday est passé, des associations du collectif Stop Fast-Fashion et des organisations de l’économie sociale et solidaire s’indignent du silence du Sénat.)
Est-ce que vous êtes néanmoins optimiste pour les années qui viennent ?
L’important est de voir la réalité en face. C’est difficile d’avoir confiance dans l’avenir à l’heure notamment où des populistes et dirigeants d’extrême droite prennent le pouvoir ou de plus en plus de place. Être optimiste signifierait être aveugle. En revanche, on se doit de continuer à se battre pour changer les choses. Abandonner, lâcher un engagement pour la planète, un combat, ce serait le pire qui puisse nous arriver.










