« Un entrepreneur est quelqu’un qui a une vision et la volonté d’en faire une réalité », disait le créateur américain David Karp, fondateur de Tumblr. Mais chez Lucie Basch, avant la vision, vient la prise de conscience. Un déclic qui se fera chez un géant de l’industrie agroalimentaire. Au sein des usines de Nestlé au Royaume-Uni. « Produire plus vite et moins cher », ne cessent de répéter les n + 1 de la jeune femme. Une absurdité qui ne passe pas. Lucie Basch claque la porte de Nestlé pour se lancer dans la lutte contre le gaspillage alimentaire. En 2016 et après un passage en Scandinavie, l’autoentrepreneuse cofonde Too Good To Go. Avec l’envie de récupérer plutôt que jeter. Entretien.

Votre expérience chez Nestlé, un tremplin vers Too Good To Go ?

J’ai compris l’ampleur du gaspillage alimentaire lors de mon passage chez Nestlé. C’est certain. J’ai vraiment pris conscience que quelque chose ne tournait pas rond. Voilà ce que l’on m’expliquait à longueur de journée : produire le plus vite possible… et le moins cher possible ! C’est absurde, je ne comprenais pas. Les critères de performance étaient uniquement alignés sur les coûts de production. Autrement dit, si l’on produit vite, l’on se fiche de gaspiller. C’était sans doute un succès à l’échelle de l’entreprise. Pas pour la planète. J’ai démissionné au bout de deux ans et demi. C’était trop. La mesure unique du système capitaliste ? L’argent. Il en oublie toutes les externalités négatives qui en découlent.

Arrive alors Too Good To Go, en 2016…

J’étais en Angleterre quand j’ai démissionné de chez Nestlé. J’ai ensuite rejoint la Scandinavie. Je m’y suis installée pour me reconnecter avec la nature. Et puis j’étais aussi au royaume de la tech. Je cherchais à mettre la technologie au service de l’environnement. Je « pitchais » le concept à un tas de personnes et cherchais des développeurs. Et puis j’ai eu la chance de faire les bonnes rencontres. Là-bas, en Europe du Nord, certains avaient déjà l’idée en tête – ce qui deviendra par la suite Too Good To Go. J’étais presque déçue de ne pas être la première à avoir eu l’idée [sourire] ! Mais ensuite, j’ai déployé l’application sur le sol français.

Concrètement, mon but : connecter les bonnes personnes aux bons endroits. C’est-à-dire faire rencontrer les commerçants et les consommateurs. Plutôt que de jeter un produit alimentaire invendu, et surtout non périmé, nos commerçants clients proposent à un tarif réduit, un tiers du prix initial, un panier surprise. Ce qui représente aussi, au-delà de l’aspect environnemental, des économies non négligeables pour les consommateurs qui utilisent l’application.

Comment situeriez-vous la France dans cette lutte antigaspi ?

Rien ne va assez vite. Mais la France n’a pas à rougir. C’est simple, l’hexagone est notre premier marché parmi les dix-sept pays dans lesquels Too Good To Go existe. La loi Garot, adoptée en 2016 en France, y est pour beaucoup [elle interdit, entre autres, aux distributeurs de détruire leurs invendus alimentaires, ndlr]. Derrière, la loi Garot a fait des petits un peu partout en Europe. Les Français sont sensibilisés au gaspillage alimentaire. Ils en ont conscience. Après, ce qui est difficile pour le grand public, c’est de le mesurer. D’avoir des ordres de grandeur. Certains chiffres donnent le tournis. Un seul exemple : on jette 40 % de ce que l’on produit [WWF estime à 2,5 milliards le nombre de tonnes de nourriture jetées chaque année dans le monde, ndlr]. Bref, ne jetons plus, récupérons.

Mais plus globalement, le changement doit avant tout venir des entreprises et de ceux qui les représentent. Ce qui va dans le bon sens : le Medef a placé cette année [lors de la REF 2022 à l’hippodrome de Longchamp, ndlr] au cœur de ses débats et discussions le thème de la sobriété… Le Medef, quand même ! Je ne peux que m’en réjouir.

 

« L’hexagone est notre premier marché parmi les dix-sept pays dans lesquels Too Good To Go existe »

 

Quelle relation entretenez-vous avec vos concurrents ?

Êtes-vous satisfaite lorsqu’un nouvel acteur arrive sur le marché – je pense par exemple à Phénix. C’est positif pour l’environnement, mais pour vous ? Malheureusement… en termes de gaspillage alimentaire, il y en a assez pour tout le monde ! Bien entendu, j’ai été attentive au lancement de Phénix, évidemment. Mais sa naissance n’a pas eu un impact négatif sur notre activité. On ne fait que croître lorsque l’on regarde l’évolution du nombre d’utilisateurs. Plus les initiatives fleurissent et plus nous serons gagnants, à plus long terme, tous ensemble. Généralement, dans les médias, quand on parle de l’un, on parle aussi de l’autre… la preuve ! Notre seul concurrent, en réalité, c’est la poubelle.

 

Pourquoi ne pas entrer en politique pour faire bouger les lignes ?

Car je souhaite maximiser l’impact de mes actions. Et j’estime que l’entreprise a un impact plus efficace que la politique. Quand on entreprend, on a cette idée, on y va, on n’attend pas. C’est plus rapide. C’est concret. On lance une solution qui va directement toucher la vie des citoyens. On a moins de barrières. Car en politique, l’on fait face à des intérêts contradictoires. Les politiques viennent souvent nous voir pour construire des solutions sur le terrain. Vous voyez, ce sont eux qui nous sollicitent. Les solutions viennent d’abord des entrepreneurs.

 

« Si vous créez votre entreprise, c’est vous qui définissez les règles »

Quels conseils donneriez-vous à des femmes qui hésitent à se lancer dans l’entrepreneuriat ?

Osez. Osez. Osez ! Et ne pas se poser de questions. En début de carrière, on ne prend pas de risque. Moi par exemple, j’ai posé une deadline… Si, dans un an, ma solution ne prend pas, j’arrête et je fais autre chose. Un job plus classique peut-être. Mais croyez-moi, sur un CV, une expérience entrepreneuriale sera toujours valorisée, même en cas d’échec. « Soit je gagne, soit j’apprends », disait Gandhi. J’aime beaucoup cette formule, elle est très juste. Et si vous avez des enfants, ça ne signifie pas forcément que vous devez tout mettre sur pause. Si vous créez votre entreprise, c’est vous qui définissez les règles. Si vous avez une passion ou un défi qui vous anime, allez-y. Vous ne le regretterez pas.

Avec le recul, êtes-vous surprise du succès de votre application ?

À vrai dire, la réussite de Too Good To Go va au-delà de mes espérances. Il y a six ans, quand on se lançait, on se demandait si nous serions encore en vie six mois plus tard. C’est fou ! On avance pas à pas. Aujourd’hui, 1 200 personnes travaillent en lien avec l’application, réparties un peu partout dans le monde. C’est un plaisir immense. Je crois qu’il faut garder en tête que l’entrepreneuriat, c’est un mélange de travail et de chance. Beaucoup de travail, beaucoup de chance. De l’ambition aussi, on souhaite toujours viser plus haut. Mon objectif avec Too Good To Go, c’est vraiment d’aboutir à un mouvement mondial de lutte contre le gaspillage alimentaire.

Sans transition : Lucie Basch, comment gaspillez-vous votre temps libre ?

Quand je ne travaille pas, j’écoute des podcasts qui m’intéressent. Sur l’éducation, par exemple, et mes sujets de prédilection évidemment… comme l’environnement [donc Lucie Basch travaille lors de son temps libre, ndlr]. Ah si… j’aime beaucoup le volley-ball ! Et surtout, je passe du temps avec mes proches.

Propos recueillis par Geoffrey Wetzel

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici