On le sait professeur, politologue, ou encore membre du Giec. On le sait surtout spécialiste des questions de géopolitique de l’environnement, et profondément engagé dans la lutte contre les effets néfastes liés au dérèglement climatique. François Gemenne nous le confie : c’est avant tout pour « l’humain » et contre « l’injustice » qu’il s’est mis à plancher sur les questions environnementales. « Les populations les plus touchées (par le réchauffement climatique, ndlr) sont celles qui sont le moins responsables du problème », de cette injustice du lieu de naissance naît alors un combat environnemental pour cet écolo pragmatique. L’auteur de l’ouvrage L’écologie n’est pas un consensus. Dépasser l’indignation n’est ni un partisan de la dictature verte, ni un défenseur invétéré du capitalisme. Face à l’urgence, il nous reste moins de dix ans pour agir rappelle François Gemenne, utilisons les outils du système pour passer à l’acte plutôt que de s’indigner sans agir. Les rapports du Giec ont leur utilité, mais ils ne formulent pour l’heure aucune recommandation, et personne ne les lit – du moins de A à Z. Le politologue belge plaide pour une communication moins alarmiste : « On parle d’écologie à travers une série de contraintes, de sacrifices, on évoque bien moins ce à quoi pourrait ressembler un monde décarboné et encore moins les bénéfices qu’il pourrait apporter. » Entretien.
Ses fonctions
Spécialiste de la gouvernance
du climat et des migrations,
directeur de l’Observatoire Hugo
à l’université de Liège, enseignant à HEC Paris, membre du Giec, président du Conseil scientifique de la Fondation pour la nature et l’homme. Entre autres.
Quels chiffres retenir un an après le dernier rapport du Giec ?
+1,1 °C
Entre 2011 et 2020, la température mondiale a été 1,1 °C au-dessus de celle entre 1850 et 1900 ;
+3,2 °C
C’est la hausse médiane des températures prévue d’ici à 2100, en prenant en compte toutes les mesures déjà mises en oeuvre par les États pour limiter leurs émissions ;
+0,45 °C
L’émission de 1 000 milliards de tonnes de CO2 en raison de l’activité humaine entraîne à chaque fois une hausse des températures globales de 0,45 °C ;
3,7 mm/an
C’est la hausse annuelle du niveau des mers en raison du réchauffement climatique entre 2006 et 2018 ;
6 m
Sur le très long terme, le niveau des océans pourrait s’élever de près de 6 mètres, même si l’humanité parvient à maintenir la hausse des températures à 2 °C au maximum ;
3,3 à 3,6 milliards
Entre 3,3 et 3,6 milliards de personnes vivent dans des contextes qui les rendent très vulnérables aux effets du réchauffement climatique. Près de la moitié de la population mondiale est donc susceptible d’être affectée par des événements météo extrêmes, comme les sécheresses, les pluies torrentielles ou encore les séismes.
Comment est né votre engagement en faveur de l’environnement ?
À vrai dire, je n’ai jamais réellement été un contemplateur de la nature. Je déteste les balades en forêt et suis davantage un urbain. L’injustice fondamentale, celle du lieu de naissance, a mené à cet engagement qui est le mien. C’est bel et bien par la porte de la justice sociale que j’ai commencé à appréhender et étudier les questions environnementales. Trouvez-vous normal, et surtout juste, que les populations les plus touchées au quotidien par le dérèglement climatique soient celles qui contribuent le moins à ce même dérèglement ? Le changement climatique n’est pas plus un problème environnemental que social, géopolitique, économique…
Nous avons consacré ce numéro de GreenID au rapport des Français à l’écologie. Selon vous, tout le monde peut-il être écolo ?
Disons que tout le monde peut y trouver un intérêt. Je pense aux publics précaires, pour eux dépeindre l’écologie simplement comme une grande cause, des grands principes moraux… Cela ne fonctionne pas. D’abord parce que pléthore de citoyens font face à des injustices au quotidien, nombre d’entre eux souffrent de précarité, alors l’écologie comme grande valeur éthique passe après. Et cela n’a rien de surprenant. La clé ? faire évoluer notre communication sur le sujet. On insiste uniquement sur les risques encourus par l’inaction, que se passera-t-il si l’on ne fait rien ? Voilà ce que l’on entend régulièrement. Parlons-nous de la même façon des bénéfices ? Un monde décarboné conduira à de meilleurs logements, de meilleurs transports… et là tout le monde est concerné, y compris les plus modestes ! Nous sommes des êtres sociaux guidés par nos intérêts, partons de ce principe pour parler écologie. L’action climatique n’est pas un truc de bourgeois, ou une affaire de bons sentiments, c’est quelque chose qui peut vous faire gagner de l’argent.
Sonner l’alerte, ce n’est pas passer à l’action
Changer la manière de parler d’écologie, n’est-ce pas revoir, dans la forme, les rapports du Giec (dont vous faites partie) ?
Je pense en effet qu’il faut réaliser des rapports différents. Pour l’heure, les observations du Giec résonnent comme une alerte perpétuelle. Tout le monde voit que la maison est en feu, alors l’enjeu n’est pas d’hurler toujours plus fort que le feu progresse mais d’agir, vraiment. Sonner l’alerte, ce n’est pas passer à l’action. Pour l’heure, les rapports du Giec ne formulent pas de recommandations. Or nous avons besoin d’éclairages scientifiques pour nous indiquer une direction, un cap. Que doit-on faire concrètement pour éteindre l’incendie ? Dernière chose, faisons des rapports plus courts… car en l’état personne ne les lit de A à Z.
Cela rejoint aussi le débat sur l’utilité des COP. Servent-elles à quelque chose ? Je crois que oui, nous devons les conserver. D’abord parce qu’elles s’affichent comme un gouvernement mondial du climat. Aucun pays ne peut résoudre le problème du dérèglement climatique seul, alors puisque le défi est global, il est essentiel et logique que nous puissions nous réunir. Le pire ennemi du climat ? le nationalisme.
Plus tôt les entreprises auront entamé leur virage dans cette économie décarbonée, mieux elles réussiront
Existe-t-il une bonne manière de sensibiliser les citoyens ? Monter une entreprise, s’engager en politique, asperger des œuvres d’art de soupe à la tomate ?
Je crois que les modes d’action sont complémentaires. La question à se poser : ce que je fais aura-t-il un réel impact sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES, ndlr) ? Alors monter une entreprise, et s’engager en politique, oui. En revanche, asperger de soupe des œuvres d’art ? On retient ici davantage la spectacularité de l’incident, au détriment de la cause. Au même titre que s’indigner des bénéfices de TotalEnergies ne fera pas avancer concrètement les choses.
Soyons concrets justement. Éteindre l’incendie veut-il nécessairement dire en finir avec le capitalisme actuel ?
Je me considère comme un écolo pragmatique. Il nous reste dix ans pour agir et inverser la tendance. Que faire ? renverser le système capitaliste ? Nous n’avons pas le temps, alors utilisons-le. Bien sûr que le capitalisme est fondé sur une logique productiviste et courtermisme, une approche contraire à la préservation de l’environnement. Alors puisque nous n’avons plus le temps, faisons du judo et non du karaté ! Recourons aux outils du système capitaliste actuel pour corriger les excès et défauts, plutôt que de basculer dans une dictature verte. C’est pourquoi je défends la taxe carbone, une manière d’intégrer dans le prix des biens et services l’impact positif ou négatif qu’ils portent sur l’environnement.
il l’a dit« En France, la question des migrations climatiques n’est pas du tout traitée. On en parle toujours comme un événement qui pourrait se produire dans le futur, comme si c’était un risque qu’on pourrait encore éviter. La réalité, c’est que ces migrations existent déjà. En 2022, il y a eu 32 millions de déplacements dans le monde, liés à des catastrophes d’origine climatique. Aujourd’hui, le changement climatique est devenu l’un des premiers facteurs de migration et de déplacement dans le monde. Chaque année ce chiffre est supérieur à celui des personnes qui sont déplacées en raison de guerres ou de violences »*
Sur Franceinfo dans « Zéro émission », 2023
le livre
L’écologie n’est pas un consensus. Dépasser l’indignation (éditions Fayard)
Il existe un paradoxe entre les discours et le consensus sur les constats… et les actions mises en place pour lutter contre le grand réchauffement. Dans cet ouvrage publié en 2022, François Gemenne rappelle que le climat reste l’une des principales préoccupations des Français… Et pourtant. Dans les faits, les résultats observés au cours des élections indiquent une autre direction, souvent loin d’être
verte. Comment expliquer cette
contradiction ? Parce que si le diagnostic ne fait plus débat – ou presque – le remède, lui, ne cesse de diviser. Il va bien falloir se mettre d’accord pour sortir de l’impasse…
Quel serait pour vous le rôle d’une entreprise aujourd’hui ? Doit-elle avoir des valeurs ?
Au fil du temps, on jugera de moins en moins les entreprises sur leurs résultats financiers mais sur leurs impacts social et environnemental. Il s’agit-là d’un pas en avant décisif. Et surtout d’une autre manière d’envisager l’entreprise. Si l’on poursuit cette logique pragmatique qui est la mienne, une entreprise doit avoir des valeurs avant tout parce qu’elle n’a plus le choix si elle veut continuer à exister. Dans le monde de demain, les entreprises qui n’auront pas embarqué à bord, et à temps, du train de la RSE (responsabilité sociétale des entreprises, ndlr) échoueront. Plus tôt elles auront entamé leur virage dans cette économie décarbonée, mieux elles réussiront. Là encore, c’est une logique capitaliste mais profitable à tous.
Pour conclure, êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste dans cette lutte climatique ?
Se demander si l’on est plutôt optimiste ou pessimiste est un luxe. Nous n’avons plus le choix et devons jeter toutes nos forces dans la bataille. Le combat climatique n’est pas binaire, mais graduel : chaque tonne de CO2 va compter. Les solutions imparfaites doivent prendre le dessus sur l’inaction. Aucune action n’est insignifiante. N’oublions pas que nous sommes des décideurs politiques quand nous votons. N’oublions pas que nous sommes des décideurs économiques quand nous consommons.
L’espoir ne vient-il pas des jeunes générations ?
Oui, je le crois. La société avance dans la bonne direction, et notamment grâce à l’action des jeunes générations. Je dois dire que j’ai plus d’espoir qu’il y a trois ou cinq ans. L’enjeu est d’accélérer au maximum, alors encourageons tous ceux qui avancent.
Propos recueillis par Geoffrey Wetzel